Rêverie d’un chasseur d’images. Willy Ronis
- At décembre 26, 2013
- By Françoise
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Rêveries d’un chasseur d’images
Le décor représente un jardin, par un bel après-midi de juin, après un agréable déjeuner en compagnie d’un groupe d’amis. C’est l’heure de la détente ; les conversations se sont calmées. Je me balance mollement sur les parties postérieures de ma chaise. Les yeux presque fermés sur le monde extérieur, mes cils forment les faisceaux et déterminent un agréable flou très favorable à un ronron méditatif. L’inséparable outil pendu au dossier de la chaise oscille doucement au bout de sa courroie.
Tout à coup, l’un de mes compagnons m’interpelle et, le doigt pointé derrière moi : « Ohé, artilleur, à ta pièce !… ». Un peu bougon, mais automatiquement mis en éveil par cette injonction annonciatrice – qui sait ? – d’une occasion unique, je fais taire le Sancho Pança qui me retient sur les pentes fleuries de la sieste, et l’autre moitié de moi-même, Don Quichotte impénitent, écarquille les yeux dans la direction indiquée. Et je vois, à cinq mètres de moi deux chats, la mère et son petit, en train de jouer adorablement au soleil … « Mais qu’est-ce que tu attends ? », hurle tout bas le charmant ami, qui se voit déjà collant dans son album le 18×24 que je ne manquerai pas de lui offrir en reconnaissance de sa sollicitude. Au bout de quelques secondes de contemplation (c’est joli des chats qui jouent), je rabaisse mes stores oculaires sans répondre et l’ami, dépité, grommelle que, décidément, s’il était photographe, lui …
Ce que je n’ai pas le courage de lui expliquer – il fait si bon somnoler à l’ombre des grands arbres bruissant sous la brise – je me le raconte mentalement une fois de plus. Et voilà mon monologue intérieur …
*
J’imagine que ma main descende vers l’appareil suspendu au dossier de ma chaise et je me vois ouvrant, en me levant avec précaution, mon sac toujours prêt, puis le capuchon de mon viseur. Je m’avance doucement sur le gravier crissant en supputant la vitesse d’obturation la mieux propre à assurer à la fois un temps de pose juste et l’arrêt du mouvement, tout en permettant une ouverture de diaphragme donnant une profondeur de champ correcte.
A ce stade de mon travail (présumé), il est plausible que j’aie fait par mégarde assez de bruit pour que ces charmantes bestioles escaladent la treille et s’en aillent batifoler à l’abri des fâcheux. Je suppose néanmoins que je sois parvenu près de mes petits personnages sans que ma présence les ait émus et que, techniquement, toutes les conditions opératoires soient favorables. Mais voilà, mes chats jouent au milieu de débris de caisses, de cannettes vides et de vieux fers rouillés. Ce qui avait charmé les yeux de mon ami, c’était deux chats jouant au soleil. Il n’avait vu que cela et rien d’autre. Les détails mêmes du lieu de cette scène, le décor immédiat et le fond, il en faisait inconsciemment abstraction, il ne les avait pas vus.
Or, le cliché, lui, enregistre tout, le principal et l’accessoire. Si je photographie cette scène telle quelle, les formes dures à contours nets et fortement accusés des objets que je viens d’énumérer frapperont l’œil beaucoup plus que les formes estompées, sombres et douces de mes petits chats et distrairont désastreusement l’œil du « lecteur » de la photo. Résultat : un beau ratage avec, pour seul avantage, que mon ami, à la vue du contact, ne réclamera sûrement pas le 18×24 escompté.
Nous touchons ici du doigt une des difficultés majeures de la chasse aux images. S’il ne s’agissait que de cultiver la promptitude du réflexe et conjuguer cette promptitude avec la réalisation rapide des trois réglages classiques : temps de pose ? diaphragme – mise au point ! Mais une image ne peut être considérée comme réussie – que cette image soit dessinée, gravée, peinte … ou issue d’un négatif photo – que si elle satisfait à des lois de construction que certains êtres doués observent d’ailleurs d’instinct sans en connaître la lettre, mais qu’on ne peut enfreindre impunément sans échouer dans son entreprise. Et ceci nous amène à préciser toute la différence qui sépare la vision disons naturelle du monde extérieur, de sa vision photographique.
Lorsque vos yeux regardent une scène, ils ne sont que les auxiliaires dociles de votre cerveau. Ce qui vous frappe dans cette scène captive assez votre esprit pour que vous négligiez tout le reste. Par exemple vous interpellez une personne dans un groupe d’amis et cette personne vous répond par une grimace qui égaye tout le monde. Vous ne voyez que la grimace et si elle est réussie, vous riez sans contrainte. Rien, à vos yeux, n’est venu amortir le comique de la situation. Mais si vous photographiez en même temps cette scène, vous obtiendrez, neuf fois sur dix, une aimable « photo d’amateur » qui ne traduira que de très loin l’émotion originelle. Parce que, par exemple, deux ou trois personnes du groupe auront regardé vers l’objectif plutôt que vers l’auteur de la grimace. Le charme sera rompu. Ce que vous voyez qui ne va pas sur la photo, vous ne l’aviez pas vu sur le vif, parce qu’alors vous ne pouviez pas le voir.
En réalité – et c’est déjà une explication optique du phénomène – l’angle de champ utile de l’œil est infiniment plus étroit que celui d’un objectif photo, bien qu’apparemment, lorsque vous êtes au théâtre, vous ayez l’impression d’embrasser toute la scène à la fois (vous oubliez seulement que votre regard saute constamment d’un point à un autre). Ensuite – et c’est alors l’explication psychologique – si un détail même infime importe à vos yeux plus que tout le reste, votre esprit opère une véritable polarisation sur ce détail et efface littéralement tout ce qui n’est pas lui. Ces deux explications se complètent (il y en a d’autres encore !).
La photo ignore tout cela. Les 45° (environ) de votre champ absorbent gloutonnement, pêle-mêle, tout ce qu’ils peuvent embrasser – et souvent fort mal étreindre – entre les extrêmes rigides de leur angle bien ouvert. Je sais bien que nous pouvons appeler à notre secours la bienheureuse infirmité de notre art que constitue le manque de profondeur de champ aux grandes ouvertures. On peut même hasarder une loi psycho-physique de la vision photographique d’une image en disant que deux plans se « décollent » en raison directe de leur différence de netteté. Ainsi, si je travaille à forte ouverture, seul le sujet intéressant sera net et je pourrai dans une certaine mesure obtenir cette polarisation de l’intérêt sur le point fort de l’image.
Mais c’est encore bien relatif. Car l’univers sensible, avec ses trois dimensions, est aplati selon les deux dimensions de mon épreuve. Or, sur tous les points de cette surface nos yeux accommodent également, que ces points soient nets ou flous. Et si, par exemple, (pour nous reporter au cas évoqué tout à l’heure), un groupe pris sur le vif comporte une ou deux personnes qui regardent vers l’objectif – sans que rien dans le contenu de la scène ne le justifie – même si ces personnes sont floues, elles n’en existent pas moins et chaque fois que nous aurons cette photo sous les yeux, nous serons invinciblement attirés par leur regard directement dirigé sur nous, au détriment du sujet principal qui avait motivé la prise de cette photo.
Après une certaine pratique de la chasse aux images, vous parviendrez à capter d’un seul coup d’œil le sujet central et ses alentours, et à déclencher au moment précis où aucune note discordante ne viendra affaiblir son message.
Ce n’est pas encore tout. Nous n’avons envisagé que les environs immédiats. En réalité, ce qui demande encore un peu plus d’effort, c’est la vision simultanée des plans en profondeur. Assis dans l’herbe, je photographiai un jour, à l’impromptu, un ami qui se tenait debout près d’un cyprès sur fond de ciel. Mon ami me suggéra alors d’inverser les rôles en permutant nos situations. Après son déclic je lui demandai : « As-tu surveillé le passage des nuages ? ». La suite prouve – car il ne l’avait pas fait – qu’il avait eu tort.
Soyons juste. Le chasseur d’images professionnel lui-même n’est pas en mesure de toujours tout voir à la fois. Et cela seul suffit déjà pour justifier la pratique « mitraillage ». Dans les situations compliquées, où il ne saurait être question de réaliser la synthèse immédiate des multiples constituants d’une scène où tout change constamment, le plus sage est bien de faire plusieurs clichés de l’élément principal dans ses phases les plus typiques, quitte à choisir après coup sur les contacts l’image qui réalise l’harmonie d’un sujet principal saisi dans son aspect le plus exemplaire et entouré d’éléments dont aucun ne fait fausse note.
*
Voilà ce que, mentalement, je ruminais dans ce jardin un dimanche après-midi, miraculeusement non pluvieux de ce mois de juin 1951. Je pensais à vous tous, amateurs photographes, mes amis, si ardents à rechercher une …ième formule de révélateur grain fin, ou l’appareil universel qui n’existera jamais. Exercez vos yeux à mieux voir, c’est tellement plus utile encore.
Tous les perfectionnements du monde n’atténueront nullement l’effet désastreux d’une composition boiteuse, ou le spectacle affligeant d’un portrait de votre élue dans lequel une branche d’arbre a l’air de lui pousser hors du front. Il est aisé, avec un peu d’oreille, de jouer « Au Clair de la Lune » sur le piano avec un doigt. « La Fantaisie chromatique » de J.S. Bach, c’est sans nul doute beaucoup plus difficile, mais c’est tellement plus beau. Jouer avec un doigt, c’est ce que l’on fait quand on « presse le bouton » sans prêter plus d’attention à tout ce qui viendra se fixer indélébilement sur la si sensible surface de notre négatif. Dépassez la vision mélodique, acquerrez la vision harmonique. Vos œuvres en seront transfigurées.
C’est tout cela que j’aurais expliqué à mon voisin s’il n’avait fait tellement meilleur d’écouter le silence mélodieux des sous-bois. Les chats avaient quitté le jardin pour un lieu plus solitaire, à l’abri des humains et de leurs bizarres entreprises. A ce stade de ma méditation, je trouvai encore la force de ramener sur mes genoux, par un ultime réflexe de professionnel prudent, ma fidèle cassette à images. Epuisé par ce dernier effort, je fermai tout à fait les yeux et sombrai dans le sommeil.
Willy RONIS